Que dire sur Aleister Crowley qui n’ait déjà été dit et redit cent fois ? Même s’il est aujourd’hui assez peu connu du grand public, il a été l’un des plus grands occultistes du XXème siècle, a longtemps défrayé la chronique par ses frasques multiples et conserve encore une influence culturelle majeure sur notre époque, notamment par l’intermédiaire des nombreux artistes, musiciens et écrivains qui lui vouent une admiration sans borne.
Nous n’allons pas ici dérouler une biographie précise de ce personnage hors du commun, d’une part parce qu’on peut la trouver facilement dans d’innombrables livres ou sites internet, et d’autres part parce que nous aurons bien souvent l’occasion, au fil de cet ouvrage, de détailler certains épisodes de sa vie tumultueuse. Héros flamboyant pour les uns, monstre de perversion pour les autres, peu d’hommes ont pu à ce point inspirer fascination et répulsion, parfois même simultanément. Mais qui était vraiment Aleister Crowley ?
Ayant souffert dans ses jeunes années d’une éducation religieuse trop stricte à son goût, au sein d’une famille riche mais appartenant à un courant protestant fondamentaliste, il perd son père très tôt et hérite de sa fortune. Edward Alexander, qui deviendra Aleister, peut alors se consacrer à ses penchants naturels : sexe, drogue et occultisme. Il fait ses premiers pas ésotériques dans la Golden Dawn, où il entre en conflit avec Yeats d’abord, avec Mathers ensuite. Il s’enferme dans son manoir de Boleskine pour mettre en pratique le traité d’Abramelin le Mage, un rituel réputé très dangereux.
Il quitte alors la Golden Dawn pour parcourir le monde, à la recherche d’enseignements ésotériques auprès d’initiés hindous, bouddhistes, soufis ou taoïstes. Il apprend le Yoga et le tantrisme. En 1904, au Caire, c’est la rencontre avec l’entité Aïfass dont nous reparlerons plus loin, et l’écriture du Liber Legis qui résumera sa doctrine. Il crée ensuite sa propre loge, l’Astrum Argentinum, qu’il rêve comme le poste de pilotage d’autres organisations comme la Golden Dawn, entre autres. Il est admis dans l’O.T.O. dont il deviendra le maître en 1923. Il fonde aussi l’Abbaye Thelema à Cefalu, en Sicile, qui se distinguera par des rituels particulièrement violents. Deux personnes trouveront la mort en ces lieux, dans des circonstances douteuses : sa propre fille âgée de 5 ans, et un certain Raoul Loveday, dont l’épouse était la maîtresse du gourou. Voilà pour la partie occultiste.
Mais Crowley a aussi été un aventurier dans tous les sens du terme. Voyageur infatigable, il a arpenté tous les continents et a été un alpiniste de haut niveau. Il a côtoyé de nombreuses célébrités de son époque, épousé plusieurs femmes et multiplié les aventures sentimentales, aussi bien hétérosexuelles qu’homosexuelles. Il a méthodiquement expérimenté la plupart des drogues et des formes littéraires. Il a aussi essuyé de nombreux revers de fortune, gagné et perdu quantité de procès. Un temps germanophile et proche des indépendantistes irlandais, il a également travaillé pour les services de renseignements britanniques comme agent double, triple, on ne sait plus. Voici une note amusante rédigée à son sujet, dans un rapport qu’aurait retrouvé Pierre Mariel : « Agent assez maladroit, toujours à court d’argent, d’une moralité corrompue. À n’utiliser qu’en prenant de très grandes précautions. »
« Fais ce que tu veux sera le tout de la Loi. » Ainsi se résume la doctrine du Liber Legis, le Livre de la Loi. Là où certains y voient un appel à la débauche et au laisser-aller le plus total, les adeptes de Crowley rétorquent qu’il s’agit de trouver, non pas la satisfaction d’appétits éphémères, mais la réalisation de notre Volonté profonde, le moteur intime de notre être. « Chaque homme et chaque femme est une étoile », voilà un autre axiome cher à Crowley. Il signifie que chaque être doit poursuivre sa propre trajectoire, qui ne heurtera jamais celle des autres. Pourtant, le Livre de Loi dit plus loin : « le jour de votre courroux, piétinez les hommes inférieurs avec votre désir violent de fierté. » Comme quoi, si certains sont des étoiles, d’autres sont d’insignifiants astéroïdes, qu’il convient de mépriser et qu’on est libre de torturer. « Écrasez le misérable et le faible (…) Tuez et torturez ! » La plus grande partie du livre est d’une violence extrême, appelant au meurtre, à la torture, au sacrifice d’enfants, à la consommation du sang humain. « Sacrifiez le bétail, petit et gros et après, un enfant. »
Délire poétique ? Parodie trash de l’ancien testament ? Il y a de ça dans le Liber Legis. Toujours est-il que le livre est devenu le socle spirituel des nombreuses organisations ésotériques gérées pas Crowley. Lui-même aurait admis avoir sacrifié des centaines d’enfants. Là encore, certains le défendent et y voient une allusion ironique à la magie sexuelle : retenir l’éjaculation reviendrait à sacrifier les enfants à naitre… On est moyennement convaincu ! Quand bien même cela ne serait que du deuxième degré, le fait est qu’un tel enseignement peut être pris au pied de la lettre. D’où, sans doute, les innombrables témoignages sur les agissements abominables de réseaux satanistes, comme nous le verrons plus loin. D’autant plus que le Livre de la Loi dit aussi que rien n’est réel, on peut donc assouvir ses pires instincts sans le moindre remords ! Toujours dans le même registre, un de ses poèmes, l’Hymne à Pan, contient ces vers : « À travers le solstice acharné à l’équinoxe / Je m’extasie ; et je viole et j’arrache et je déchire. »
« Avant qu’Hitler fut, je suis ! » Ainsi se qualifiait de manière énigmatique celui que la presse britannique désigna comme « l’homme le plus pervers du monde ». À sa mort, le Lord Chief of Justice en personne (l’équivalent du ministre de la justice britannique) déclara : « Aleister Crowley était le personnage le plus immonde et le plus pervers du Royaume-Uni. » Avait-il des dossiers sur le personnage ? Pourtant, il ne fut jamais inquiété par les autorités de sa Majesté, mais seulement expulsé d’Italie par le gouvernement de Mussolini, suite aux scandales de l’Abbaye Thelema.
Si l’on juge un arbre à ses fruits, force est de constater que Crowley n’a pas vraiment semé le bonheur et la sérénité sur sa route, mais plutôt la souffrance, la folie, l’alcoolisme voire la mort dans certains cas. Lui-même a fini sa vie dans des conditions difficiles, seul, démuni, en proie à l’addiction aux drogues, décharné après avoir connu une période d’obésité. Il avoua d’ailleurs avoir échoué dans sa quête. Le Dictionnaire des Sociétés Secrètes (opus déjà cité) rapporte qu’il aurait, sur son lit de mort, maudit son médecin qui lui refusait de la morphine. Le médecin aurait péri le surlendemain dans un accident de voiture.
Malgré tout cela, le mage anglais a de fervents admirateurs. L’écrivain ésotériste Robert Amadou l’a qualifié en ces termes : « Le plus grand, le plus inquiétant et, peut-être, le seul magicien du vingtième siècle… » Le général britannique J.F.C. Fuller, ancien ami et disciple de Crowley, déclara qu’il le considérait comme « le génie le plus extraordinaire qu’il ait rencontré. » Sa philosophie hédoniste, son goût pour la provocation, sa vie aventureuse et sa poésie violente ont particulièrement séduit les musiciens de rock. Entre autres Jimmy Page, David Bowie, les Beatles, Ozzy Osbourne, Bruce Dickinson (le chanteur d’Iron Maiden, qui a co-scénarisé un film consacré à « La Bête »), et un nombre incalculable de groupes de métal. Et en réalité, qui est plus rock’n Roll que Crowley ? Le sexe, la drogue, la violence, la volonté d’ouvrir des portes sur d’autres mondes par tous les moyens, le refus des règles, des conventions, du monde bourgeois, l’envie de vivre des expériences fortes, « blasphème, meurtre, viol, révolution, n’importe quoi, de mal ou de bien, mais de puissant ! », l’errance et la déchéance elle-même, n’est-ce pas là l’essence même du rock ?
A-t-il été aussi méchant qu’on le dit (et que lui-même le prétendait), ou tout cela n’était-il qu’une sorte de mise en scène ? Difficile de le savoir ; mais les aspects les plus sinistres de sa philosophie sont à l’œuvre actuellement dans le monde réel, comme nous le verrons dans le chapitre consacré aux sacrifices rituels, et cela se passe dans des cercles proches de pouvoir.
Quoi qu’il en soit, quel meilleur antagoniste à notre héros pouvions-nous trouver que « l’homme le plus pervers du monde » ?